CHAPITRE IV

Chroniques mytanes (extraits).

« Remarques », de Medh Arnistemma.

 

 

À part pour les expressions argotiques ou techniques, l'interlangue au sein de l'Homéocratie est, par essence, une langue figée – la raison principale en est qu'il est le seul outil de communication immédiate entre les mondes et leurs ressortissants – et, à quelques planètes près, un langage exclusif. Naturellement, chaque fois que des colonies se sont trouvées isolées, leur interlangue s'est peu à peu modifiée jusqu'à nous devenir parfois incompréhensible. Sauf sur Mytale.

Parmi les centaines d'explications scientifiques de cette anomalie, la plus admise est la « pérennité contrainte de marginalisation ». Entendez par là que l'interlangue tenait lieu de code et qu'il était plus simple pour les illes de le maintenir en l'état que de former tout Island à de nouveaux codes. Ce postulat a le mérite de satisfaire aussi à la compréhension du bilinguisme total des illes. Bien.

Et les nones ? Qui apprenait l'interlangue aux nones, génération après génération, sans en changer un mot ? Island possédait un système éducatif très efficace qui formait les enfants au bilinguisme dès leur plus jeune âge. Les nones ne possédaient rien et, souvent, ne devenaient nones qu'adolescents ou adultes.

Au risque de faire hurler la communauté scientifique dans son intégralité, je remarquerai que la seule piste que nous n'ayons pas creusée est la génétique. Et si, à un degré ou un autre, les nones naissaient bilingues ?

 

*

**

 

Fyrh et Lodh s'étaient donné deux heures, chacun de leur côté, pour trouver Audham. Fyrh avait arpenté le port et Lodh le centre administratif, les deux endroits les plus logiques. Se retrouver tous deux bredouilles ne les avait pas particulièrement décontenancés. Tann-Tori était immense et les chances qu'Audh se fût rendue au favel élevées, d'autant que Ryline l'avait probablement rattrapée. Aucun d'eux ne tenait à visiter le favel et, de toute façon, c'eût été chercher une fourmi dans une fourmilière ; en outre, et cela eût surpris les deux femmes, il leur suffisait de savoir que Ryline veillait sur leur protégée.

Ils étaient rentrés au dortoir simultanément, avaient échangé quelques mots sur la stérilité de leurs recherches et s'étaient mis à table devant un plateau de fruits qu'ils entreprirent posément d'engloutir.

— J'ai vu Norah, annonça Fyrh. Il ne porte plus de couleur.

— A-khanat ?

— Oui, seulement je ne me fierais pas à ça. Il n'est plus sy, c'est certain, et le coup d'Audh lui interdisait de devenir do ou sydo, mais il n'est pas sur la touche, il aura sa promotion quand il aura réglé les problèmes de Diter.

— Diter a de gros problèmes, San Saïvi l'a déménagé de l'acen-ser.

— Pas vrai ?

— Si, il a pris Kenon comme Conseiller et relégué Diter à la mairie. Sur le fond, ça ne change rien, Diter va pouvoir continuer à sévir à Tann-Tori, mais sur la forme, c'est la fin des ad-Anevristes : Kenon est le plus chaud partisan de l'indépendance continentale et tout l'acen-ser l'a toujours écouté.

— Qui va le remplacer, lui ?

— Personne n'en sait rien, mais ce sera quelqu'un de La Citadelle. Les evres voient très bien où va San Saïvi, et apparemment d'un bon œil. Néanmoins, ils veulent garder le contrôle et ils envoient un Arbitre formé à leur école.

Dans la structure politique de Saraz, il y avait un Arbitre qui réglait, avec l'appui d'un conseiller, toutes les formes de différends pouvant surgir dans la gestion du continent. Par définition, ses interventions étaient arbitraires et irrécusables ; quand l'acen-ser ne parvenait pas à se mettre d'accord, l'Arbitre siégeait pour entendre tous ses membres et prendre la décision à leur place. Généralement, tous regrettaient son intervention.

— Je suis de l'avis d'Audh. (Lodh changeait complètement de sujet.) Nous devrions foutre le camp maintenant.

— Bon sang, Lodh ! Tu sais très bien que c'est impossible ! Nous attendons Siha Asiha Saïh…

— Tu attends ! (Lodh avait haussé la voix à la même puissance que Fyrh.) Tu n'aurais pas été là, on nous envoyait quelqu'un d'autre et tu aurais été moins patient…

— Si je n'étais pas là, je ne risquerais pas de me soucier d'attendre ou pas.

Un instant, Lodh resta stupide, puis il revint à la charge :

— Tu comprends très bien ce que je veux dire ! Tu ne supportes Tann-Tori que parce que tu sais que Siha…

— Tu vas devenir grossier. (Fyrh avait parlé à voix très basse.) Ce qui est maladroit pour quelqu'un qui, lui, ne manque pas d'affectif. Ceci mis à part, Siha rencontrera Audh parce qu'il y a au moins une décision que tu ne peux pas prendre.

C'était indiscutable. Lodh n'insista pas, il s'enferma dans un mutisme boulimique pour vider fruit par fruit le plateau. Quand ce fut fait, il releva la tête et croisa le regard moqueur de son ami.

— Quand tu t'adonnes à ce genre de massacre, c'est que quelque chose ne passe pas, commenta Fyrh, les bras croisés sur la poitrine. Je t'écoute.

Lodh chercha vainement un raisin ou une mangue qu'il eût oubliés, puis il se décida :

— Est-ce que tu sais réellement ce que je dois faire ?

— Introduire Audh dans la Citadelle.

— Mais est-ce que tu sais pourquoi ?

— Pour permettre à un agent fédéral nostalgique de se rendre dans le seul endroit où il peut espérer trouver un billet retour.

Le cynisme de Fyrh faillit ranimer la rancœur de Lodh et, en même temps, il eut conscience que c'était le but recherché. Il se contenta de lever les yeux au plafond.

— Audh est manipulée, elle le sait mais elle ne l'accepte pas autant que nous voulons bien le croire. Chaque fois qu'elle découvre une de nos motivations, elle pique une colère, même quand celle-là lui profite. Elle ne supporte pas que nous ne fassions aucun effort dans sa direction…

— Nous lui permettons de survivre.

— Je ne crois plus que ce soit exact : Rib et les nones peuvent lui offrir autant de sécurité, et c'est probablement ce que Ryline est en train de lui démontrer. (Lodh présenta sa paume aux nouvelles objections de son ami.) Laisse-moi parler, la situation est plus complexe et Audh plus subtile que tu ne le penses. De la même façon que je ne peux pas lui dire : « Nous n'aidons pas les nones parce que nous nous cachons derrière eux du regard des evres », il m'est impossible de lui avouer que nous la rapprochons de l'hypothétique moyen qu'elle cherche pour détruire ce moyen… Pourtant, si je le lui expliquais, elle comprendrait, et je crois même qu'elle approuverait. Seulement, tout en conservant nos projets dans leur ensemble, elle se battrait pour nous changer irrémédiablement.

— Moi, je ne comprends rien.

Fyrh en rajoutait. Ce qu'il ne saisissait pas étaient les scrupules de Lodh et la conclusion vers laquelle il l'emmenait.

— Tu parlais de décision tout à l'heure. Pour moi, elle ne pose pas de problème, c'est oui : il faut donner ce protoksin à Audh pour en faire une ille et lui permettre de nous changer de l'intérieur en nous intéressant aux Mytans plus qu'à Mytale.

— Tu as honte d'Island, Lodh-ille ?

— Oh non, j'ai honte des illes qui sont incapables d'avoir honte d'eux.

Fyrh ne se sentait pas particulièrement visé, mais il l'était au même titre que tous ses semblables et il le savait.

— Et concernant les autres aspects de notre mission ?

— Rassure-toi, Fyrh, je ferai tout ce pourquoi j'ai été formé, en respectant les décisions de la communauté. (Lodh aurait pu s'arrêter là, mais Fyrh était son ami.) Seulement je demanderai qu'Audh soit informée de toute notre entreprise et qu'on l'accueille en Island les bras ouverts.

— Elle n'est pas ille !

— Peut-être que nous ne le sommes pas davantage ou qu'il vaut mieux être autre chose.

Ils n'échangèrent plus un mot jusqu'au retour de Ryline et Audh, mais leurs pensées s'enfoncèrent très loin dans ce qui découlait de leur conversation. Lodh comprenait que désormais, il n'avait plus d'ille que Min' et des devoirs auxquels il avait cessé de croire. Fyrh décidait qu'Island passait avant son amitié et qu'il ne devait pas conserver pour lui les aveux de Lodh.

Quels dégâts pouvaient encore commettre Audham ?

Honneur de chasse
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